dimanche 23 novembre 2014

S02 EP.10 : Jah Rastafariii !


Dernier épisode du détour jamaïcain. En 1973, en effet, Les premières Block parties sont organisées dans le Bronx par le légendaire précurseur DJ Kool Herc, encore gamin, fraîchement débarqué de Trenchtown, un des pires ghettos de Kingston. C’est là aussi qu’avait grandi Bob Marley, lequel sort la même année son album « Catch A Fire » à l’international. La première version de cet album avait été enregistrée en Jamaïque. Les sessions de studio s’étaient déroulées sous la direction du grand Lee Perry, et sont sublimes. Mais Chris Blackwell, descendant de grands bourgeois blancs jamaïcains qui a émigré à Londres pour fonder le label Island et faire fortune en important la musique des ghettos de Kingston, ne l’entend pas de cette oreille. C’est lui qui, en rajoutant des guitares « bluesy » et un mix plus « rock », va façonner le son des Wailers qui inondera le monde. Un son moins rugueux, aseptisé, « blanchi ».

Pourtant, au même moment, les musiciens jamaïcains renouent avec leurs racines profondes, et se rappellent de la déportation d’Afrique, en intégrant à leurs compositions les tambours conservés par les descendants d’esclaves marrons. Dans cette lignée se développent des communautés qui pratiquent dans les collines une religion autochtone, qui s’appuie sur une réinterprétation Noire de la Bible, comme cela avait pu se passer quelques siècles plus tôt aux USA. Cette religion est Rasta. Une théologie de la libération. Le monde Blanc, Babylone, maintient en esclavage le peuple Noir, qui doit déserter, se retirer du monde, pour espérer rejoindre ensuite la Terre-Mère, Zion, l’Afrique. On croit en un Moïse Noir qui devra nous guider vers cette Terre Promise. Lorsqu’en 1930 Hailé Sélassié était monté sur le trône d’Ethiopie, les rastas s’étaient mis à le célébrer comme un Dieu vivant. Ce culte aurait pu rester confidentiel, si les autorités n’avaient pas fini par déclarer la guerre à ces communautés qui avaient fait sécession et souhaitaient vivre en autonomie complète. Quand le pouvoir détruit leurs villages, les fidèles sont contraints de rejoindre le ghetto. C’est là que Rasta va essaimer pour de bon. De nombreux musiciens embrassent cette religion, dont la pratique consiste essentiellement à méditer profondément, en ingérant en permanence des quantités phénoménales de weed sous toutes ses formes, tout en jouant les rythmiques de transe des anciens esclaves. L’immense succès de Bob Marley, fervent converti, finit de populariser cette foi et ses rituels.

Le reggae va rester inséparable pour longtemps de ce culte chanvré et de ces rythmiques ancestrales. L’occasion de reparler de l’esclavage en Jamaïque, et des nombreuses révoltes, parfois victorieuses, qui l’ont fait vaciller à plusieurs reprises à travers l’Histoire.


L'émission :  BCK MIR S.02 EP.10

Pour ceux et celles qui veulent explorer les innombrables versions du riddim "Stalag", lui aussi de 1973, et sample de la semaine : STALAG

L'excellente tape de Lil Bibby, tarte hip-hop du jour :





Scène trop drôle et bien représentative de cette religion ébouriffante dans le film "Babylon", qui se passe en 1980 dans le milieu des Sounds jamaicains :



Pour pécho "Le premier Rasta", film d'Hélène Lee sur Leonard Howell, fondateur du Pinnacle, la première grande communauté consacrée à Jah, et en lutte contre Babylone, ce qui lui vaudra toutes les persécutions du pouvoir blanc :


jeudi 13 novembre 2014

Saison 2, épisode 9 : Early Reggae, Rude Boys et politricks



En 1968, l’allégresse de l’indépendance paraît déjà bien loin en Jamaïque, qui s’enfonce de plus en plus dans la crise. Le chômage et la misère s’emparent de l’île durablement. Les deux partis qui se disputent le pouvoir laissent la situation sociale empirer, et arment les rude-boys pour faire régner la terreur chez l’adversaire. Les flingues inondent les shanty towns. La musique ne suffit évidemment pas à apaiser le ghetto, la violence atteint un niveau dramatique et explose à chaque élection. Le temps des chansons d’amour est vite révolu, pour laisser place peu à peu à une critique sociale explicite : la musique doit prendre position.

Le mot « Reggay » apparaît pour la première fois en 1968 dans un morceau des Maytals, comme une réponse au « Rocksteady » d’Alton Ellis deux ans plus tôt. Encore une danse. On entend dans ce « Do The Reggay » ce qui sera la signature pour longtemps de la musique jamaïcaine : un tempo encore ralenti, une guitare rythmique doublée d’un écho caractéristique, une basse plus lourde et chaloupée qui assure l’ossature et permet à la batterie de se libérer du battement pour virevolter, ornementer, parler. Ce reggae naissant va se faire conscious, il se tourne vers l’Afrique ancestrale et ses rythmes de révolte qui ont survécu à l’esclavage, vers les racines, les « roots ». Les tambours des maroons, ces anciens esclaves insurgés réfugiés dans les collines, s’invitent dans la musique populaire, comme pour affirmer une filiation directe entre esclavage et ghetto, entre révolte passée et colère présente. Les jamaïcains pauvres ont posé les bases de leur musique. Elle se nourrit de leur histoire particulière et sera bientôt indissociable, et pour longtemps, d’une religion qui leur est propre : Rasta.

C’est le Reggae qui va faire connaître cette minuscule langue de terre montagneuse au monde entier, à travers la B.O d’un film Noir, tourné dans le ghetto avec peu de moyens, qui raconte l’histoire de tous les rude-boys : « The harder they come », sorti en 1972. Jimmy Cliff, petit mec de la campagne monté à la capitale en rêvant de gloire, se retrouve vite contraint de tremper dans le trafic pour s’en sortir. A la manière d’un Stagger Lee des temps modernes, il est poursuivi par le pouvoir pour avoir buté un flic, et devient une légende du ghetto, qui le protège et l’adule. Succès mondial, essentiellement pour sa musique, le film offre pourtant une peinture de la vie des ghettos de Kingston qui frappe par son authenticité. Désœuvrement, espoir, violence, trafic, corruption, danse… tout y est, comme un précieux témoignage de cette période charnière tant au niveau musical que social et politique.



L'émission : BCK MIR S.O2 EP.09
La playlist : BCK MIR S.O2 EP.09 PLAYLIST





A lire : 


"Prouver que l'on peut courir plus vite ou sauter plus haut ou baiser plus longtemps ou fumer plus de drogue ou débattre d'un point de détail quelconque avec plus de machiavélisme et de crânerie qu'autrui, rester de marbre en toute circonstance et ne jamais montrer la moindre faiblesse, au point de pouvoir arrêter la circulation par la seule autorité qui émane de sa personne et tuer les mouches par la férocité et l'intensité de son regard - être la plus cool et la plus dangereuse et la plus raffinée des petites frappes sur Beeston Street - telle est l'épreuve de force quotidienne des rude boys. On appelle ça la pression (...) une détermination à vivre vite, à mourir jeune, et à avoir un cadavre qui présente bien"



L'enregistrement de la chanson titre du premier film jamaicain au succès mondial, prélude à l'explosion de reggae :




Toots & The Maytals, dans le film :




L'imparable scène d'Eglise :




Le génie de Lee Perry à l'oeuvre, un peu plus tard :